Les secrets de famille, ou comment s'échapper de son enfance (2024)

Jean Mattern, dans Les eaux du Danube, nous plonge dans un récit familiale d’apparence banale, celle d’une vie "sans histoire". Mais sous cette surface tranquille, se cachent des secrets profonds. Le père, convoqué par le professeur de philosophie de son fils, se retrouvent à remonter le fil de ses propres origines.

Son narrateur, dans l’ouvrage, l’explique : « Je ne peux pas m’empêcher de croire que nous avons fait les choses différemment de nos parents. » Et l’on s’aperçoit rapidement que cette illusion est démentie par l’expérience. L’écrivain évoque ses propres origines, un père taciturne qui a quitté Timisoara et vécu cet exil dans le plus grand silence. « Mes romans ne sont pas autobiographiques, mais contiennent tous un déclencheur qui part de moi», assure-t-il.

Les secrets de famille, ou comment s'échapper de son enfance (1)

La fiction sert ainsi à revenir sur son propre passé, comme un détour nécessaire pour affronter les traumatismes familiaux. « Mon éducation a eu beaucoup de blancs. Je suis devenu éditeur puis écrivain pour remplir ces vides », dit-il, soulignant que la fiction et l’autofiction dépendent des projets des écrivains. Pour lui, cette démarche est un détour pour revenir sur son histoire personnelle.

Sylvain Prudhomme, dans L’enfant dans le taxi, raconte l’histoire d’un fils caché, né durant la Seconde Guerre mondiale. «Je me sens proche de ce que dit Jean [Mattern] : le mouvement de l’écriture est impulsé par une nécessité première, qui vient de notre propre existence. » Dans ce roman, Simon découvre un oncle, lors de l’enterrement de son grand-père, qu’il n’avait jamais rencontré. Et le voici lancé dans cette quête d’identité, en Allemagne, qui le conduit vers un nouveau récit familial.

« Les choses que l’on désire très fort comprendre, on ne peut souvent pas en obtenir les raisons. Elles existeront dans nos vies sous forme d’incertitude », confie Prudhomme. «Il existe cette impossibilité de d’accéder aux raisons essentielles de chacun : l’écriture permet de décanter cette complexité, une reconstitution proche d’une procédure judiciaire, mais enracinée dans la fiction. »

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Fils adoptif du guitariste des Pink Floyd, David Gilmour, Charlie est en réalité le fils biologique du poète britannique Heathcote Williams: excentrique, incapable de s’installer dans une cellule familiale, il a fini par abandonner son fils, régulièrement.

Charlie Gilmour, dans son récit Premières plumes( trad. Anatole Pons-Reumaux), s’interroge sur les liens familiaux à travers un texte pleinement autobiographique. Il explore l’absence d’un père et l’apprivoisem*nt d’une pie tombée du nid, symbole des failles familiales. « Quand un écrivain naît, il entraîne la fin de la famille. Mais en réalité, ce que nous faisons, c’est exposer les secrets, en enlevant le poison », écrit Gilmour.

Ce livre est une tentative de répondre à la question : pourquoi un père fuit-il son enfant ? « J’imagine qu’en écrivant ce livre, tout est romancé, mais tout est vrai - ma dépression, mon séjour en prison », confie-t-il.

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S'extraire, témoigner, dépasser

Mais alors, ces familles dysfonctionnelles, parce que sous l’emprise de non-dits, comment les aborder ? Les premières années de la vie sont cruciales, comme le souligne Mattern. Pour lui, la normalité d’une famille, aussi étrange soit-elle, n’est révélée à un enfant qu’au contact de ses semblables. « La première fois qu’un ami est venu à la maison, et qu’on lui a servi du goulash, qu’il a détesté, j’ai sais quelque chose. »

Son narrateur, marqué par une mère hongroise, qui n’évoque jamais cette vie ancienne, se retrouve en quête d’identité. « C’est la construction d’une vie qui sera remise en cause, au fil du récit et de ses redécouvertes », insiste-t-il. « De fait, il nous est toujours plus commode de nous confier à des inconnus qu’à sa propre famille: un pharmacien, un libraire, qu’importe. Parler de soi, avec ses proches, aura des conséquences que l’on redoute. »

Gilmour raconte également des histoires de figures féminines puissantes, comme sa propre grand-mère : elle avait fui l’Angleterre pour devenir soldate en Chine, à l’âge de 16 ans. Et s’en fit expulser pour avoir insulté Mao. De retour, elle s’était entourée d’animaux dans son foyer. Il raconte ainsi l’épisode d’une pie qu’il avait recueillie — oiseau détesté en Angleterre. « Quand je la présente à grand-mère, elle eut cette phrase immédiate: tue-le », se remémore-t-il.

Or, le volatile prend une dimension métaphorique: lui-même enfant abandonné, tombé du nid, établit une relation entre lui et l’oiseau. « J’ai plongé dans l’écriture pour tenter de comprendre mon père, dont la relation ne fut qu’une succession d’échecs de communication. »

L'enfance, cette époque en partage

Chacun finit en fait par raconter combien la littérature peut devenir un outil de compréhension et de réconciliation à l'égard de sa propre famille.

Mattern écrit pour laisser aussi un témoignage à ses enfants : « À la maison, quand j’étais plus jeune, nous vivions dans une forme d’Europe centrale, de ses coutumes. Or, il était impossible matériellement, voire impensable, de faire le voyage pour renouer avec ce passé. » Et d’évoquer « mon narrateur, qui porte ce rêve de normalité avec son propre fils ». Une volonté presque incompréhensible pour les jeunes générations — pour qui le Rideau de Fer est un vestige du passé, incongru, par exemple.

« Nos livres portent cela: cette volonté de renouer des liens », reprend Sylvain Prudhomme. « Et à ce titre, les enfants interviennent dans cette quête du vertige. Leur regard nous rend responsables, nous responsabilise. Ils se situent au pur endroit de la vérité. »

Charlie Gilmour, lui, écrit littéralement pour sa fille, anticipant les conversations qu’il n’a jamais pu avoir avec son propre père. « Mais également en anticipant les conversations que j’aurai avec elle à l’avenir. Ma préoccupation est de définir comment prendre soin de son enfant, quand celui que l’on fut a été traversé par des épreuves d’abandon et d’isolement. »

Écrire ce sentiment de culpabilité, « revient à chercher comment s’extraire de sa propre enfance. En regardant le père que l’on a eu et celui que l’on sera. C’est parfois le seul moyen de naviguer dans les méandres des relations familiales», conclut-il.

Un extrait des différents livres est proposé en fin d'article.

Crédits photo : ActuaLitté CC BY SA 2.0

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